Depuis la fenêtre de la salle de bain, elle peut observer le jardin des Rowblade, ses voisins depuis toujours. Ça va faire une dizaine de minutes qu'elle a les yeux rivés vers ce bout d'herbe, quand elle voit enfin celui qu'elle espérait voir débarquer. Théobalt Rowblade. Pour le commun des mortels, c'est juste une personne ordinaire, plutôt beau garçon. Mais pour Níniel, c'est un mélange entre un dieu grec et une star de cinéma, le garçon parfait, sans défaut, le meilleur voisin de la terre entière, mais surtout le garçon dont elle est tombée irrémédiablement amoureuse depuis la primaire. Il a beau avoir sept ans de plus qu'elle, elle s'en contrefiche. « Nini, si t'arrêtais de mater Theo, je pourrais peut-être éventuellement prendre une douche?! » entend-elle crier son frère, Thalion, âgé de deux ans de plus qu'elle, derrière la porte, tandis qu'il tambourine avec ses poings sur le chêne inébranlable dans laquelle elle est construite. Níniel sentit le rouge lui monter aux joues, et se détourna de la fenêtre, se ruant vers la sortie de la salle de bain. « Tu vois, quand tu veux, c'est facile de te faire sortir! » lui lance t-il, en ricanant, fier de sa connerie. « Thal', la fenêtre était ouverte! » couine t-elle, avec une tête absolument décomposée. Et s'il l'avait entendu, bon sang? Pour toute réponse, son grand-frère lui lance un sourire éclatant, avant de lui claquer la porte au nez. Quelle plaie!


Elle mène une vie particulièrement normale, si on omet le fait qu'elle bien d'une famille de loups-garou, et qu'elle est elle-même une créature surnaturelle. Mais on l'a élevée pour être une adolescente normale, et c'est ce qu'elle s'efforce d'être. Après s'être préparée pour le lycée, elle descend prendre le petit déjeuner dans la cuisine, et y retrouve avec bonheur sa famille au grand complet. Ses parents, dont son père, alpha de la meute, son grand frère, sa petite soeur, et ses deux cousins.

Níniel lance un regard noir à son frère, qui explose de rire automatiquement. « Énervée parce que t'as pas pu continuer de regarder ton a-mouuu-reeeux? » lance t-il, avec sarcasme. « Thal', si tu la fermes pas, tu vivras pas assez longtemps pour voir la prochaine pleine lune. » répond froidement Níniel en se servant un verre de jus d'orange. Lui foutre la honte devant sa famille? Il a réussi. « Calmez vous, tous les deux. » intervient la mère, tout de même amusée par la chamaillerie. « Níni a un amoureux? Pourquoi Níni a un amoureux et pas moi, papa? » Au tour de la benjamine d'intervenir, avec sa candeur enfantine. « Tu peux avoir un amoureux si tu veux, chérie. » répond doucement le père, derrière son journal. « Ouaaais... Enfin sauf quand il a sept ans de plus que toi. » intervient alors Vanyar, son plus jeune cousin, avec un clin d'oeil appuyé dans la direction de Níniel, qui lève les yeux au ciel. « SEPT ANS? Et tu dis rien, Jön?» lance l'oncle à son frère, l'alpha, absolument choqué, ce dernier répondant par un haussement d'épaules. « C'est de la pédophilie à ce stade là. » ne peut s'empêcher de commenter le plus âgé des cousins. Níniel n'en croit pas ses yeux. Ils ont tous décidé de se liguer contre elle, ou quoi? Elle avale d'un trait son jus de fruit. « JE N'AI PAS "D'AMOUREUX"! » décide t-elle de clarifier, d'une voix forte. Et c'est malheureusement vrai. Elle aimerait bien, mais la seule chose qu'elle sait faire en présence du demi-dieu, c'est rougir et devenir subitement muette. La conversation repart dans tous les sens, et Níniel est affligée du vacarme qu'il y a dans la cuisine.

Bref, le gros bordel! Bienvenue chez les O'Eklen! Ils mordent, mais sont cependant très sympathiques.

Un énorme secret. Des chamailleries entre frères et soeurs. C'est ça, les vraies famille, c'est ça, le bonheur.

On lui a dit de se tenir prête. Elle vient d'une famille de loups-garous, pourtant ceux-ci ont toujours refusé d'accélérer le moment de sa transformation en la mordant, ou la griffant. Ils ont choisi la manière naturelle. C'est donc prête qu'elle aborde cette pleine lune, peu de temps après son 15ème anniversaire. Elle la passe, comme les six précédentes, dans la cave familiale, résistante aux coups de griffes furieux des premières transformation. Ces six dernières fois, elle remontait le lendemain, la queue entre les jambes, absolument humaine. Mais ce soir là, c'était différent. Elle avait ressenti une sorte d’énervement constant, toute l'après-midi, et tandis que la lune montait au sommet du ciel, imposant sa clarté parmi les étoiles, Níniel sentait son propre pouls accélérer. Elle tournait en rond, dans la pièce, jusqu'à ce qu'elle ne se sente même plus agir. Tout son corps se mit à trembler, et elle observa ses ongles se transformer en dix menaçantes griffes de prédatrice. Ses canines doublent de volume, et lui font un mal de chien. Elle sent chaque moindre cellule de son corps évoluer, comme si elle était un volcan, et que son sang s'était transformé en lave. L'animal avait pris le pas sur l'humain. Elle poussait des cris, à mis chemin entre une louve et une humaine.


Jön savait qu'à un certain moment de la nuit, les cris allaient cesser. La première pleine lune était toujours la plus rude. Il aurait l'occasion de travailler avec sa fille par la suite, à lui apprendre à contrôler ce pouvoir, à ne plus être l'esclave de la lune.


« Níniel? » La voix de son père la réveille, à travers la porte. Elle sursaute, et se rend compte qu'elle a certainement dormi par terre. Le papier peint est encore plus maculé de griffures que d'ordinaire. Un ajout personnel de Níniel pendant la nuit, certainement. Elle se relève, avec un mal de tête, déverrouille la porte, et ouvre à son père. « Comment je m'en suis sortie? » demande t-elle alors qu'il entre pour voir si elle va bien. « Tu as hurlé une bonne partie de la nuit, mais ton frère avait fait pareil la première fois. Tout ira mieux la prochaine fois. » promet-il, en s'avançant pour la prendre dans ses bras. Et voilà comment rentrer dans le monde des loups-garous avec brio.

La remise des diplômes. Elle s'en souviendra toujours. Les larmes de joie dans les yeux de son père, les sanglots incontrôlables de sa mère, le grand sourire des autres membres de sa famille. L'apogée du bonheur. Mais quoi que ce soit qui se trouve à son apogée est censé redescendre, n'est-ce pas? S’atténuer? Dire qu'ensuite le bonheur s'atténua, c'était un sacré euphémisme.


Tout se passe tellement vite que les détails restent flous dans sa tête. Elle se souvient des hurlements, partout, alors qu'elle même est incapable de prononcer quoi que ce soit. Elle sent juste son coeur battre de plus en plus fort, à mesure qu'elle réalise que sa famille entière va y passer.


Elle est attachée, pieds et poings liés à un arbre par des cordes trempées d'aconit. Elle ne ressent aucune douleur, tellement la peur domine chacune de ses cellules. Au loin, elle entend son père hurler. Elle a l'impression de ne voir que partiellement tout ce qu'il entoure, comme si la forêt était enveloppée d'un brouillard épais. Non... Non, c'est impossible. Les Rowdale ne peuvent pas être des chasseurs. Elle les connait depuis toujours! Pourtant lorsqu'elle lève les yeux, elle ne peut plus nier l'évidence. Théo lui même fait subir un calvaire à sa mère, à l'aide d'un taser. Níniel se met à gémir, lorsqu'elle se rend compte qu'uniquement son frère et sa mère sont à ses côtés. Où sont les autres?

Instinctivement, elle sait que tous les membres de sa famille subissent la torture, mais ne parvient pas à entendre sa petite soeur. Elle cherche une preuve qu'elle est en vie. Elle panique, mais parvient enfin à la localiser, et à entendre ce qu'il se passe autour d'elle, grâce à de la concentration, et surtout son écoute amplifiée. Velvet s'occupe d'elle... Velvet. Elle n'ont jamais pu se sentir, elle et Níniel. Elle entend sa petite soeur supplier qu'elle l'épargne, en pleurs. Un rire glacial retentit. « T'es un monstre, gamine. Tous les monstres doivent être exterminés. » Quelque chose fend l'air, et semble s'enfoncer dans un corps humain, dans un bruit sourd. Un hurlement de désespoir retentit. Pas celui de sa petite soeur, non, celui de Níniel elle-même, lorsqu'elle se rend compte que Velvet vient de planter une flèche dans le coeur de sa soeur. Níniel se débat comme une démente, cherchant à se défaire des liens qui l'empêchent de défendre les siens. Ils vont tous mourir, et elle n'y pourra rien! Pas question de rester là à ne rien faire. Elle n'a pas conscience que ses cousins viennent d'être abattus, ainsi que son oncle. Elle n'a pas conscience qu'elle ne reverra jamais sa petite soeur. Non, elle ne réalise pas, mais les larmes qui roulent le long de ses joues témoignent qu'inconsciemment, elle sait qu'elle vient de perdre des êtres chers. Les liens ne se brisent pas, rien à faire. Elle n'a plus qu'à supplier. Elle se tourne vers son agresseur. Théo... Ce garçon pour lequel elle sent encore son coeur battre, ce garçon qui a une moue sadique et satisfaite sur son visage si parfait. Elle le regarde comme si elle le voyait pour la première fois.

Comment quiconque pourrait apprécier le fait de faire souffrir quelqu'un? Níniel ne comprend pas. Elle s'affole, se débat. « Théo! » hurle t-elle, pour capter son attention. Il ne se retourne pas. « Théo, écoute moi! J't'en supplie, laisse nous partir! On tue personne! On a jamais tué qui que ce soit! » C'est vrai. Mais ses supplications sont inutiles.


Elle se débat, hurle, le supplie d'arrêter, pleure, et recommence ce processus inutile une bonne dizaine de fois. Au bout du compte, son frère termine pendu, maculé de sang, et sa mère est tuée d'une balle dans le crâne. Il ne reste plus qu'elle, ce petit agneau sans défense, qui a l'impression que son coeur vient de lui être arraché à mains nues. Il s'approche d'elle, et utilise son taser, à de nombreuses reprises, jouant avec sa proie avant de l'anéantir. Níniel hurle sous l'effet de la douleur, mais ce n'est rien comparé à ce qui lui arrive mentalement. Elle a perdu tout ce qui lui est cher. Il ne cesse de rire, avec un sadisme très prononcé, en lui répétant qu'elle devrait grandir, que son obsession pour lui est absolument stupide, et qu'il en a marre. Un instant, il lui lance des décharges avec son foutu appareil, et l'autre, il court dans la forêt, s'éloignant d'elle, quelques instants. Níniel n'en croit pas ses yeux, et met un certain temps à retrouver une vision normale. Chaque parcelle de sa peau la brûle. Non sans effort, elle parvient à faire apparaître des griffes à ses doigts, et commence à couper la corde qui retient ses poignets, en se tortillant dans tous les sens. Y réussissant au bout d'une bonne minute, elle n'a ensuite aucun mal à se débarrasser ce la corde qu'elle a aux chevilles.

Elle se relève avec beaucoup d'efforts, et titube jusqu'aux corps sans vie de sa mère et de son frère. « Maman? Thal? » demande t-elle timidement, la voix tremblante, entre plusieurs sanglots. Aucune réponse. Ses sens aiguisés ne lui servent à rien. Son ouïe ne lui apprend rien qu'elle ne sait déjà: ils sont tous morts, et les chasseurs reviennent dans sa direction. Elle s'agenouille près du corps de sa mère, et lui ferme les paupières d'un geste doux. Un dernier regard vers les corps sans vie, et elle se met à courir, aussi vite que ses pas la portent.


Inconsciemment, elle fait marcher son écoute amplifiée, et remarque le timbre d'une voix, qui se démarque des autres. Velvet. "T'as beau t'être échappée... Tu finiras bien par crever un jour. De notre main, si possible. " Elle tâche d'oublier ce qu'elle a entendu, et court de plus belle, ne parvenant pas à faire cesser ses larmes de couler.

Elle fuit. Nuit et jour, elle fuit. A la fois ces satanés chasseurs, qui ne la pourchassent certainement déjà plus, mais aussi les images atroces qui restent ancrés dans son esprit. Elle fuit les souvenirs, elle fuit les cris qui sont gravés dans sa tête. Mais, plus que quoi que ce soit d'autre, elle se fuit elle-même. Elle s'éloigne de la gamine innocente qu'elle était, insouciante, pour se murer dans un silence complet et un quotidien que personne n'envierait. Elle passe ses journées à essayer d'oublier, cachée dans diverses forêt bien éloignées de Kelso. Elle n'est plus elle-même, et laisse bien souvent son côté animal dominer son côté humain. Bien qu'elle contrôle à présent complètement sa transformation les soirs de pleines lune, elle se laisse parfois aller à se transformer, pour essuyer sa rage contre un arbre, contre des rochers, jusqu'à sentir certains de ses os se briser, et enfin retrouver une semi-tranquillité. Elle n'est plus elle-même, et ne le sera plus jamais. Elle n'a plus de meute, plus de famille. Plus rien pour emplir ses nuits que des cauchemars sordides.


Elle arpente une forêt du nord de l'Écosse, avec pour seule compagnie sont esprit dérangé. La pleine lune est déjà haute dans le ciel, et Níniel ne se transforme pas d'un poil. Mais elle sent autour d'elle une autre présence mi-humaine, mi-animale. Un jeune loup-garou aux yeux jaunes surgit de l'ombre, et toise Níniel avec surprise. En voilà un qui ne parvient pas à se contrôler un soir de pleine lune. « T-tu en es une aussi... Je peux le sentir. » déclare t-il, parlant un peu comme un ahuri à cause des crocs qui l'empêchent d'articuler correctement. Níniel ne bouge pas d'un poil. « P-pourquoi tu ne te transformes pas? T-t'es une alpha? » demande t-il, plein d'espoir, en s'approchant d'elle. « Une oméga. Et je te conseille de reculer. » lance t-elle d'une voix blanche. Il ne fait aucun de doute que ce loup est faible, s'il le faut, elle n'aura aucun mal à s'en débarrasser. Elle n'a jamais tué personne, pourtant cette éventualité reste ancrée dans sa tête. Pourtant, il continue d'avancer, jusqu'à se retrouver à moins d'un mètre d'elle. « Il faut que tu m'aides. Je ne peux pas rester comme ça. Dis moi comment tu fais. » Un pas de plus, puis deux.

Níniel lance un grognement animal et le plaque sans mal contre un arbre, laissant ses yeux virer à un bleu électrique, typique de sa couleur de louve, et ses crocs se mettent en place en quelques secondes. Le bêta pousse un couinement plaintif, sous l'effet de la peur, et tente de se cacher le visage de ses mains. « Je suis née comme ça! » hurle t-elle, ne lâchant pas prise. « J'ai appris à me contrôler, et tu ferais bien de faire de même, si tu ne veux pas te faire buter par un chasseur. » explique t-elle, froidement, emplie d'une colère inexpliquée. Ce gars ne doit pas avoir plus de dix-sept ans, et il ne connait rien à ce monde barbare. Quel idiot. Elle le relâche, et fait volte-face. « Mais comment? » demande t-il, faiblement. Níniel s'arrête net, mais ne se retourne pas. « Il faut que tu trouves un point d'ancrage. » souffle t-elle. Il ne répond pas, attendant de plus amples explications. « Quelque chose qui te permet de rester humain. » explique t-elle. « Et qu'est-ce que c'est pour toi? » l'entend-elle demander, cherchant à avoir au moins un exemple. La réponse de Níniel se confond avec le bruit du vent soufflant dans les feuilles des arbres. « La tristesse. » Puis elle repart.

Elle savait que ce moment viendrait tôt ou tard. Le moment où elle reviendrait à ses origines, où elle retrouverait Kelso. Elle a mit trois ans, certes, mais elle est de retour quand même. Moins forte qu'avant, autant physiquement que mentalement, mais parée à toute éventualité. Elle ne sait pas encore si elle veut se venger, ou non. Se frotter aux Rowblade est une mauvaise idée, et elle le sait. Seule, elle s'est trouvée une maison en ruine dans un coin des bois, et y a élu domicile. Elle sort peu. Elle ne se mêle plus au monde extérieur. Il lui faut du temps, mais vous savez quoi? Elle a absolument tout son temps.